Avec un petit budget :
L’épicerie sociale : un levier pour la qualité de l’alimentation des publics
En Belgique, en 2021, plus d’une personne sur six était à risque de pauvreté et d’exclusion sociale. En région de Bruxelles-capitale, une personne sur 4 est concernée [1]. Les personnes se trouvant dans cette situation sont contraintes de prioriser leurs dépenses, comme le paiement du logement, des factures, des soins de santé et d’autres frais obligatoires, bien souvent aux dépens de leur alimentation.
Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la sécurité alimentaire est atteinte « lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive, leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires, pour mener une vie saine et active » [2]. Son contraire, l’insécurité alimentaire, peut toucher un large public : étudiants, sans-papiers, « travailleurs pauvres », personnes âgées ou sans revenus, etc.
Les familles en situation de précarité ont tendance à privilégier davantage l’achat d’aliments moins favorables à la santé, souvent moins chers, ce qui entraine des apports nutritionnels inadéquats [3]. A moyen terme comme tout au long de la vie, divers problèmes de santé peuvent apparaitre en conséquence, aussi bien chez les enfants que chez les adultes et les personnes âgées (obésité, diabète, hypertension…). L’insécurité alimentaire affecte également la santé mentale et est associée à des risques plus élevés de dépression et d’anxiété, en lien avec l’exclusion sociale engendrée [4] [5]. En effet, au-delà du besoin de se nourrir, l’alimentation est généralement considérée comme étant un moment de partage et une source de plaisir, influencée par les habitudes culturelles, et constitue l’identité de chacun. Ces dimensions sont grandement affectées en situation d’insécurité. Parmi les services d’aide alimentaire mis en place pour pallier ces écueils, les épiceries sociales sont des lieux importants pour maintenir ce lien social.
Dans le cadre de sa mission support en alimentation et activité physique du plan de promotion de la santé bruxellois, le Sipes-ULB collabore avec Epi St.Gilles depuis 2021. Cette collaboration consiste notamment à analyser les données d’achats de ses clients pour en analyser la valeur nutritionnelle. Cette approche est utile pour que l’Epi St.Gilles adapte son offre vers une alimentation de qualité, tout en accompagnant les bénéficiaires dans leurs choix.
Qu’est-ce que Epi St Gilles ?
L’ASBL Epi St Gilles est une épicerie sociale située à Saint-Gilles. Ses membres sont des organisations sociales saint-gilloises : CPAS de Saint-Gilles, AOP Section Entraide, Service Social des Solidarités et Resto du Cœur de Saint-Gilles, qui orientent vers elle leurs bénéficiaires. Cette épicerie propose des produits alimentaires, d’hygiène et d’entretien à des ménages avec des petits budgets. L’ASBL conduit des actions de sensibilisation individuelles, communautaires et collectives, en complément de la double offre de produits mis en vente. En effet, pour chaque produit, deux variantes sont proposées : l’une plutôt axée « budget » et l’autre plutôt axée « santé ». Enfin, l’épicerie inscrit également son action dans le champ de l’insertion socio-professionnelle : elle met à l’emploi et forme des travailleurs en insertion pour des postes d’Agent d’accueil, d’Animateur, de Réassortisseur et de Vendeur.
Les résultats présentés dans cet article sont issus de données récoltées sur une période de huit mois, entre juillet 2019 et février 2020, à une période antérieure à la crise sanitaire et sociale en lien avec la pandémie de Covid-19. En effet, les demandes d’aide, la fréquentation ainsi que les habitudes d’achats en ont été fortement impactés à partir de mars 2020. Une nouvelle évaluation de ce type pourra être réalisée sur les données ultérieures.
Différentes bases de données ont été utilisées pour estimer la part des besoins nutritionnels couverts par les achats à l’épicerie sociale (Figure 1). Dès lors que celle-ci ne vise pas à couvrir l’ensemble des besoins des individus, une enquête complémentaire par questionnaire a été réalisée en 2022, pour connaître les aliments que les clients d’Epi St.Gilles achètent dans d’autres lieux.
Figure 1 : Bases de données utilisées pour analyser la part des besoins nutritionnels couverte par les achats.
Une épicerie plutôt fréquentée par des adultes isolés et des femmes
En 2019, la majorité des ménages fréquentant l’épicerie étaient composés d’un seul adulte (63%). Par ailleurs, ce sont en grande majorité des femmes qui se rendent à l’épicerie (69% dans l’enquête de 2022). En effet, les femmes sont encore souvent responsables de l’approvisionnement et la préparation des repas pour le ménage, ce qui est une responsabilité parfois difficile à porter. En particulier, les mères ont tendance à privilégier les besoins alimentaires de leurs enfants, par exemple en sautant des repas, ce qui constitue un facteur de risque important de surpoids et obésité4. Ainsi, il est important de s’assurer que les actions menées au sein de l’épicerie, y compris la promotion d’une alimentation favorable à la santé et durable, ne soient pas culpabilisantes.
Une source principale pour les produits laitiers et les denrées non périssables
En kilogrammes, près de la moitié des achats effectués à l’épicerie était consacrée aux produits laitiers et produits céréaliers et légumineux, tandis que les fruits et légumes représentaient, en 2019, moins d’un dixième du panier d’achat à l’épicerie (Figure 2). Notons qu’à cette période, la gamme de fruits et légumes proposée à l’épicerie comprenait uniquement des produits en conserve, des légumes surgelés, des fruits secs et des compotes. La gamme s’est depuis lors étendue à des produits frais, cette mise à disposition ayant été, par ailleurs, une demande régulièrement exprimée par les clients.
Figure 2 : Répartition du poids des achats par groupe d’aliments (en kg) par les bénéficiaires d’Épi St. Gilles (2019)
Bien que les aliments sources de protéines animales tels que la viande, le poisson et les œufs représentaient moins d’un dixième de la part d’achats à l’épicerie, ils constituaient, en revanche, la part budgétaire la plus élevée consacrée par les clients (50% des clients dépensaient au moins 7€ par mois pour ces aliments). A l’inverse, l’achat de produits céréaliers et légumineux ne représentaient qu’une faible part du budget dépensé à l’épicerie (la moitié des clients dépensaient moins de 2,50€ par mois pour ces aliments).
Un levier pour couvrir les besoins nutritionnels des populations précaires
L’épicerie n’a pas vocation à couvrir la totalité des besoins nutritionnels de ses bénéficiaires. L’analyse de ces taux de couverture permet cependant de dessiner des pistes quant aux aliments dont l’offre devrait être augmentée. En 2019, les achats effectués à l’épicerie représentaient une couverture globale d’environ un cinquième des besoins nutritionnels recommandés en vitamine C (19,6%) et en fer (21,0%), et un tiers des besoins en calcium (32,2%) journaliers. Ces nutriments sont en effet cruciaux pour la santé des populations précaires.
L’apport limité en vitamine C par les achats effectués à l’épicerie peut être expliqué, en partie, par le fait que la gamme de fruits et légumes, sources importantes de vitamine C, était relativement réduite en 2019. C’était également le cas pour le fer : l’offre en produits d’origine animale était alors relativement limitée et les clients étaient moins enclins à se tourner vers des alternatives végétales telles que les légumineuses (lentilles, pois, etc.) Néanmoins, cette faible couverture n’est pas forcément synonyme de déficit ou carences. L’enquête complémentaire menée en 2022 a montré en effet que les répondants s’en procuraient également sur les marchés, ainsi que dans les petits commerces de proximité et les supermarchés.
Pour ce qui est de l’apport en calcium, majoritairement couvert par les achats en produits laitiers, la couverture des besoins variait en fonction des profils des ménages. En effet, le pourcentage des besoins couverts par l’épicerie était plus faible d’environ 30% parmi les familles monoparentales, par rapport aux ménages isolés (un seul adulte).
Des résultats proches des constats du terrain
Ces analyses permettent ainsi d’informer l’épicerie en vue d’adapter son offre, d’optimiser la couverture des besoins nutritionnels de ses clients et de contribuer à la promotion d’une alimentation favorable à la santé. Des échanges avec les travailleurs ont d’ailleurs été mis en place afin de mettre en perspective ces résultats avec les constats du terrain. Si une convergence globale a été soulignée lors de ces échanges, les conclusions de ces analyses permettent, d’une part, de quantifier les observations qualitatives du terrain, et fournissent, d’autre part, des éléments complémentaires sur les actions prioritaires à mener au sein de l’épicerie (par exemple, fiches infos, ateliers, adaptation de l’offre, etc.) pour favoriser l’accès à une alimentation de qualité, favorable à la santé et durable.
La vision du coordonnateur de l’épicerie
(Epi St.Gilles a décidé en 2019 de passer d’un modèle d’économie solidaire, où le bénéficiaire est un client qui consomme un service « pensé pour lui », à un modèle d’économie sociale, où il a la possibilité d’être aussi adhérent, voire membre effectif ; ce qui lui permet de s’impliquer dans les choix de l’offre de produits et services qui lui sont destinés. Ce changement d’approche vise à centrer l’action sur le bénéficiaire, à lui donner pleinement les leviers de décision quant à sa consommation et ses choix d’achat.
Cependant, cette volonté implique de modifier en profondeur la culture de l’association, la relation à son public. Dans cette optique, l’ASBL a décidé de s’appuyer sur son équipe en insertion, afin de structurer une démarche d’animation, susceptible de toucher les clients. Le partenariat noué avec le Sipes permet d’appuyer ce travail. La présente étude a permis de rassurer l’ASBL sur les choix qu’elle a posés par le passé, en termes d’évolution de son offre (ajout de produits frais, double variante santé/budget par produit), ainsi que sur ceux posés pour l’avenir (coopération et gamme de produits saine, non issue de l’agro-industrie). Elle a également permis de stimuler l’implication des travailleurs, devenus eux-mêmes clients.
L’étude, en s’intéressant aux réponses que l’ASBL apporte ou pensait apporter à son public, a permis en outre de dégager des pistes de travail pour la suite. La question de l’accès à la viande (qui était perçue sous le seul prisme de l’alternative végétale à proposer), celle de la sensibilisation aux produits diététiquement utiles et abordables, présents dans l’offre mais non visibles (légumineuses par exemple), sont autant de points de départ pour des actions de travail communautaires à venir. Plus largement, le partenariat permet d’assurer la professionnalisation de l’ASBL dans l’approche de son public et de son offre de produits et services, d’appuyer le développement d’une expertise de premier niveau en promotion de la santé et de répondre plus efficacement aux besoins de son public.
En conclusion, les données qualitatives issues des observations de terrain et les données quantitatives permettent à l’épicerie de disposer des informations complètes sur ses publics, leurs achats et la contribution de ces derniers à une alimentation de qualité. Ces données récoltées en continu permettent ainsi à l’épicerie de renforcer sa capacité d’agir et favorise l’adaptation continuelle de ses pratiques.
Article rédigé par : Emma Holmberg, chercheuse au Service d’Information, Promotion, Éducation Santé (SIPES), École de Santé Publique- Université Libre de Bruxelles